Bruno Gadrat
Professeur adjoint, École
d'architecture de paysage, Montréal
Du 26 au 28 mars 1998, l'association des architectes paysagistes
canadiens et l'Association des architectes paysagistes
québécois ont tenu un congrès annuel à
l'école d'architecture de paysage de l'université de
Montréal.
Ce fut l'occasion d'un colloque intitulé "Histoires
d'architecture de paysage au Canada. Celui-ci avait pour objectif de
faire le point, pour le Canada, sur l'histoire des idées, des
hommes et des pratiques à l'oeuvre en architecture de paysage.
L'histoire des idées a été révélée au travers des histoires de paysages canadiens représentatifs dans une première session nommée "PAYSAGES - Histoires de paysages canadiens représentatifs". Cette session regroupait les conférences suivantes:
Ces idées ont été portées par des architectes de paysage. La deuxième session, sous le titre "PERSONNAGES - Histoires des concepteurs canadiens du paysage", nous a remis en mémoire non seulement quelques célébrités mais aussi révélé d'autres architectes de paysage plus méconnus malgré une influence certaine en leurs temps. Voici le détail des conférences données:
Les façons de faire ne pouvaient pas être oubliées. Ce fût le rôle de la troisième session "PRATIQUES - Les efforts collectifs passés et présents en architecture de paysage au Canada". En voici le détail:
Pour finir, nous ne pouvions pas laisser sombrer dans l'oubli les richesses que nos aînés ont créées. Nous avons demandé à ceux et celles qui ont fait l'histoire d'architecture de paysage au Canada de nous en entretenir de vive voix sous le thème "Paroles du passé, un regard vers l'avenir". En voici le détail.
Les faits existent à un moment précis et laissent des traces dans leurs contextes. Ces traces s'estompent progressivement pour finalement disparaître. Le présent ne peut pas se satisfaire de voir disparaître le passé. Le grand intérêt de ce colloque a été de combattre cette usure du temps. D'une certaine façon, le passé doit faire partie du présent. Passé et présent sont bien distincts mais forment néanmoins un tout indissociable. Il ne suffit pas que l'histoire ait existé, il faut qu'elle existe pour continuer d'avoir existé. Voici quelques modalités de cette particularité de l'histoire révélées au travers des conférences et de l'organisation du congrès.
Rechercher les conditions de passage du passé au présent pour en tirer des améliorations de nos pratiques d'aménagement
Aux histoires des paysages, des personnages et des pratiques explorées dans ce congrès, je voudrais relever un thème discret et implicite qui a traversé la plupart des conférences sans jamais en être l'objet direct. Il s'agit des conditions permettant à l'histoire de quitter l'instant de son action pour entrer dans l'histoire. Non par goût immodéré de l'exactitude de la description du contexte expérimental ou par réflexe écologique, mais comme conséquence directe du point précédent. Car il s'agit bien d'en tirer des enseignements sur nos pratiques d'aménagement. À la fois se protéger du désuet et ne pas perdre son passé.
Sous la formulation scientifique standardisée d'un colloque, il s'agissait bien de constituer l'histoire et non pas de faire l'autopsie du passé. Dans ce sens, il fallait que l'histoire et l'histoire seulement soit apparente; que le contenu soit l'élément retenu. Pourtant l'architecture de paysage n'est pas seulement une affaire de contenu comme l'ont montré les divers conférenciers en insistant sur le contexte social et humain qui entoure chaque histoire.
Durant toutes les conférences et les débats, nous nous sommes penchés sur les liens entre les idées qui se sont développées dans la société et les conséquences que cela entraîne dans les actions et la formation des architectes paysagistes.
Ainsi, Suzan Buggey [3] nous montre la relation concomitante des mouvances sociale, politique, de la formation et de l'exercice de la profession en 25 ans de changements notoires dans la gestion du bâti. Changement, mais aussi évolution des idées. Beverley Sandalack [18] précise quelques variations de la valeur culturelle attribuée au territoire pour former un paysage évoluant dans le temps. John MacLeod [12] nous fait voir comment une idée trouve de multiples échos dans le territoire en occupant des sites de plus en plus au coeur de notre urbanité. John E. Zwonar [26] nous fait part d'une collaboration entre J.W. Lebreton Ross surintendant du canal Sault Ste Marie et E.D. Smith et Sons Ltd firme d'architecture de paysage pour aménager le canal. Il nous exprime très clairement le lien qui existe entre cet événement et de grands phénomènes sociaux comme le voyage en navire à vapeur et les jardins populaires le long des chemins de fer.
Mais regardons de plus près, car cette liaison n'est pas aussi simple que cela. Le gabarit des rues a changé en s'élargissant de façon incroyable sans que personne n'y prenne garde hormis les décideurs du réseau routier. Joann Latremouille [10] nous décrit ce processus qui permet de dater notre histoire dans le paysage urbain. Elle nous montre du même coup que des idées partielles commes celles liées à l'automobile peuvent entrer en conflit avec d'autres comme celle de l'aménagement à échelle humaine.
Faire face aux grandes idées qui traversent la société
Danièle Routaboule [17] nous indique les changements et la mobilité des idées qui ont façonné l'architecture de paysage aux trois niveaux de l'action, de la connaissance et de la faisabilité sociale avec tous les ajustements qui en ont découlé. Fonctionnalisme, Écologisme, critique du Pittoresque et actuellement un paysage revendiqué par tous. À chaque période les architectes paysagistes sont prompt à se ressourcer, se métamorphoser pour être dans le présent, ne pas être dans le passé (même proche) avec tout ce que la vivacité critique de la profession peut lui reprocher. Mais dans cette folle course à l'actualité, elle n'oublie pas de placer avant toutes choses un rappel. Si la profession est actuellement "à jour" c'est grâce à des pionniers qui ont mis en place les conditions d'existence d'une profession. Elle n'oublie pas non plus de terminer sur l'absolue nécessité de trouver les bonnes visibilités de notre savoir-faire en dehors de notre petit cercle d'initiés.
Linda Le Geyt [11] confirme nettement cette insuffisance "Five years ago it became evident to me, a non-landscape architect, that little is known about your profession beyond its borders.". De ce manque insensé est né l'extraordinaire source de compétences, de réflexions et de savoir-faire, d'oeuvres qu'elle nous rapporte dans son projet d'histoire orale par l'interrogation des plus grands architectes paysagistes du Canada. Si l'implication dans le siècle des architectes paysagistes ne fait aucun doute, elle se heurte à une double nécessité. Celle de répondre à des problèmes complexes par une qualité de généraliste de très haut niveau. Ceux-ci étant capables de travailler en travers des multiples disciplines impliquées par le paysage. Mais aussi celle d'une extrême spécificité liée à la création de la beauté du pays pour pouvoir continuer d'exister comme professionnels de l'architecture de paysage.
Ces professionnels sont les hommes et femmes nécessaires pour faire progresser les paysages. Benoit Bégin [2], Vincent Asselin [1], Pleasence Crawford [4] nous en donnent de nombreuses démonstrations. En faisant surgir du passé des histoires oubliées, c'est non seulement un élargissement de la compréhension d'une période, des réalisations et des pratiques qui avaient cours, mais aussi l'implication des architectes paysagistes pour faire progresser l'architecture de paysage bien au-delà de leur simple compétence professionnelle qui est clairement établie. La question n'est pas désuette. Dans leurs introductions au congrès, Bernard Saint-Denis [19] et Ron Williams [25] chacun en leurs termes posent d'emblée la question d'auto référence active du processus historique dans la constitution du paysage. D'influence souhaitée et réciproque entre le paysage et l'architecte de paysage. Nous éloignant d'un seul coup d'une objectivité externe pour nous placer dans un besoin d'objectivité interne à l'action. Nous faire entrer dans une science impliquée, dans une conscience explicite et vérifiable.
Peut-on également le mesurer dans le manque de succès de certains projets? Nancy Pollock-Ellwand [16] dans sa communication sur Jacques Gréber nous montre que le projet ambitieux de restructuration totale de la ville, vision républicaine du territoire et de l'avenir, s'est frottée avec une vision victorienne de la vie bien implantée, impossible à déloger. Le changement de paysage n'a pas pu se concrétiser.
Voir et attribuer la valeur du paysage par des indices d'histoires
Dans "Récits et histoires de paysages canadiens", par des exemples judicieusement choisis, Peter Jacobs [7] nous fait part de l'importance des traditions orales des cultures qui se sont succédées dans la constitution de nos paysages. Transmissions dans et entre cultures de récits et de légendes non pas pour se raconter des histoires mais bien pour établir les règles d'une façon de voir, d'une façon d'être et d'une façon de faire afin d'une part de rendre le pays viable aux divers membres de la communauté et d'autre part lui attribuer sa valeur par des indices visibles dans le territoire. Indices qu'il sera alors possible d'utiliser dans le réaménagement du site de l'histoire. Curieusement, le congrès n'a pas fait état de l'utilisation de l'indice comme élément majeur de conservation historique. Serait-ce trop évident ou trop difficile à utiliser correctement? Stephen A. Otto [13] nous montre que les légendes ne naissent pas de rien en dévoilant la découverte de deux réalisations au King's College et au MossPark à Toronto. Parmentier est devenu une légende au Canada sans que la réalité observable des aménagements n'ait pu être vraiment établie pendant le même temps. La découverte de cette réalité affaiblira-t-elle l'histoire?
Le visible et le caché
Le congrès s'est tenu sur trois jours, remplissant le nouvel amphithéâtre de la faculté. L'événement produit est la partie visible pour tout un chacun, la seule que l'histoire peut retenir. Pourtant, chacun sait que pour faire exister trois jours de conférences il faut des mois de préparation à toute une équipe. Quel est le rôle de cette préparation dans la réalité de l'histoire transmise? Les conférenciers, tous de grande qualité avec pour la grande majorité une expérience accumulée, un savoir faire des conférences qui pourrait laisser croire qu'ils soient capables d'improviser, tant leur connaissance de leur sujet est grande. Il n'en est rien, plusieurs fois l'ouvrage a été remis sur le bureau, remodelé, affiné jusqu'à ce qu'il soit fin prêt pour les quelques dizaines de minutes où ils pourraient compter leur histoire. Le temps de préparation ne fait pas partie de l'histoire telle que nous la recevons et pourtant elle en est indissociable. Car sans cette extrême minutie de la préparation, le peu de temps de présentation augmenterait très sérieusement les chances d'un désintérêt.
Cette mise en place de préalables peut avoir des effets explicites. Sara-Jane Gruetzner [6] nous a établi la liaison entre les potentialités des vallées fluviales et la vision de deux hommes Peter Lougheed et Pierre-Elliott Trudeau qui ont mis en place très en amont les conditions d'existence de grands parcs urbains albertains actuels. Rodger Todhunter [22] est dans le même état d'esprit lorsqu'il énonce les besoins d'une connaissance des méthodes qui ont été employées et des questions que les résultats posent.
Mais le préalable ne possède pas toujours une relation de cause à effet aussi clairement établie.
Agir par retranchement
Les pauses santé entre chaque bloc de conférences font-elles partie des histoires d'architecture de paysage? Non, car de tels moments de détente et de restauration existent dans d'autres activités qui n'ont aucun point commun avec les présentes conférences. Pourtant si elles n'avaient pas été présentes, aurions nous eu la concentration nécessaire pour écouter 4 heures durant des sujets enchaînés. Notre frustration de ne pas avoir le temps d'assimiler la matière fournie n'aurait-elle pas mis en danger les dernières heures de la conférence par un énervement montant. Notre esprit n'aurait-il pas été suffisamment occupé à combattre l'inconfort, l'empêchant ainsi d'être disponible pour enrichir les débats. Les pauses santé sont donc un élément primordial à la haute qualité des débats et donc à la capacité de l'histoire à être transmise. Nous avons là un bel exemple d'un détail qui n'est ni responsable de l'effet ni innocent dans le résultat obtenu. Typiquement un élément contextuel, celui qui rend la chose possible sans être partie prenante.
Cecilia Paine [14] associe le développement actuel d'une spécialité d'aménagement à caractère thérapeutique à un besoin croissant d'en savoir plus sur ses origines, la façon dont ce type de réalisation a déjà été pensé. Si la continuité d'idée et de méthode ne fait pas de doute sur la relation de causalité, la satisfaction du besoin de connaissance des origines n'entre pas complètement dans cette logique. Comme nous le rappelle fort justement Vincent Asselin [1], Tood de la firme F. L. Olmsted s'installe à Montréal et marque le début du siècle par ses aménagements. Pour y arriver, Tood s'appuie sur le réseau de connaissance de F. L. Olmsted et sur des compétences en architecture de paysage rares au Canada. Les relations entre Tood et Olmsted sont à la fois déterminantes et non causales.
Garder la dynamique ouverte
L'utilisation des nouvelles technologies nous réserve plus de surprises que les technologies classiques. Un projecteur de diapositives était en réserve pour palier à une panne possible. Mais ce qu'il advient est parfois imprévisible. Prévoir alors un remplacement n'est pas toujours possible. En revanche, poser la question en terme de possibilités ouvertes permet la création immédiate de l'histoire. Dans l'effervescence du congrès, un conférencier souhaite ajouter à sa prestation prévue une référence disponible sur un site web. L'histoire n'est plus pré-écrite mais peut se décider à chaque instant plaçant dans cette pratique la gestion des détails comme préoccupation majeure. Mot de passe, câble, ordinateur, disquette, ce sont les détails qui risquent de faire rater la procédure. L'idée générale agit comme un filtre préalable d'un ensemble de possibles mais ne fournit pas de solution assurée. La profession peut-elle se permettre cette incertitude et dans quelle mesure? Francine Van Winden [23] nous montre comment une grande idée s'instrumente, se désidéalise, cesse d'être vivante pour prendre la stabilité requise à sa production. Comment un ensemble de petites actions permettent de développer et de diffuser non pas le paysage mais les moyens de sa mise en oeuvre. Plus discrètement, elle nous met en oeuvre un processus complet de communication de cette instrumentation qui en compense le manque d'auto-génération. La forme et l'information suivent deux chemins séparés pour se reconstituer en paysage. A l'opposé, Bernard St Denis [20] se place délibérément dans l'histoire qui sera. Il s'inscrit dans un paradigme large de conscience du paysage par tous les aménagistes accroissant d'autant le champ d'intervention et la liberté de création. Mais en contrepartie, il légitime la revendication du paysage par tous. À mi-chemin et pour s'accomoder de la dualité idée/action James Taylor [21] nous donne un modèle possible de rétro-action. L'Association des architectes paysagistes de l'Alberta a lancé un projet d'histoire pour célébrer son 25ème anniversaire. Prendre le temps et regarder ce qui a été fait. L'action admet un aveuglement de la conscience. Elle est le moment du progrès réel, mais celui-ci a besoin d'une révélation ultérieure. Dans l'action, la question des détails est omniprésente et pourtant ces détails sont délaissés ou en marge du regard à posteriori.
Si, comme on peut le voir, la meilleur façon d'agir ne peut pas être établie de façon unique, force nous est de constater que les éléments qui permettent à l'histoire d'exister méritent d'être étudiés dans des relations plus complexes qu'une simple causalité.