Bruno Gadrat - novembre 1998 - article Landscape Journal
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Bruno Gadrat est architecte paysagiste, Paysagiste DPLG (diplômé par le gouvernement) de l'école nationale supérieure du paysage de Versailles, DEA de l'école d'architecture de Paris La Villette. Il est maintenant professeur adjoint à l'École d'architecture de paysage de l'Université de Montréal. Il a développé une très grande expertise en design avec les végétaux par les nombreux projets auxquels il est associé: jardins publics en banlieue parisienne, mise en place d'une gestion paysagère assistée par informatique du parc du Vercors, élaboration du schéma directeur paysager pour la ligne du T.G.V. dans le sud de la France. Ses recherches portent sur la connaissance paysagère du végétal. Son affinité pour l'application de l'informatique et des nouvelles technologies de l'information au diverses étapes du projet de paysage l'amènent souvent à se prononcer et à établir des protocoles pratiques et des balises théoriques dans ce domaine.
Les possibilités d'utiliser les sciences établies pour comprendre certains aspects du paysage sont nombreuses, mais ne permettent pas la connaissance du paysage lui-même. Dans un monde dominé par l'échange d'informations, le paysage, ses divers éléments, le contexte de la profession d'architecte paysagiste et de l'enseignement éprouvent les limites de nos façon actuelles de générer la connaissance en architecture de paysage. Divers éléments, décrits dans cet article, m'incitent à proposer une méthode auto-générative de connaissance et de communication du paysage pour rester efficace et valide dans les années futures face à des demandes contradictoires qui émergent et vont se développer; comme par exemple un paysage de nature sauvage parfaitement sécuritaire et confortable.
Dans cet article je voudrais montrer les nombreuses
possibilités de l'utilisation des
sciences
établies (1) dans la constitution des connaissances
liées au paysage. Parallèlement je voudrais aussi
montrer l'inefficacité de ces mêmes sciences à
générer la connaissance du paysage lui-même.
Le terme de paysage étant ici pris dans sa
définition
usuelle (2) c'est-à-dire formant un tout indissociable
entre une étendue de pays, un (des) observateur(s) et la
relation de cet observateur au pays.
Je voudrais enfin placer ces sciences dans une proposition de
démarche non linéaire, auto-constructive, de
production
et de communication (3) de l'information paysagère.
Il est important en préalable que vous puissiez vous faire
une idée de notre référence ordinaire à
la nature au Québec.
(Figure 1
Références ordinaires de "Nature" au
Québec)
Cette référence se constitue sans que nous nous en
rendions compte. Nous vivons tout au long de l'année dans ou
à proximité de forêts de lacs, dans la chaleur
humide de l'été, le flamboiement des couleurs
d'automne, la douceur de la neige et la hâte du printemps. Dans
ces étendues de calme, les bêtes sauvages qui se font le
plus souvent discrètes, donnent l'exemple du savoir vivre
"sauvage".
Je
prendrais comme exemple principal les paysages exceptionnels et
mémorables engendrés par de la pluie verglaçante
de janvier 1998 au Québec.
J'habite dans le désormais célèbre
"triangle
de glace" (4), au centre de la zone qui a été
touchée par ce phénomène sans
précédent: six jours consécutifs de verglas.
(Figure 2 Couches de glace
accumulée)
Le verglas n'existe plus. Il a fondu. Vous n'étiez
probablement pas sur place lors de cet événement. Que
le paysage du verglas est existé pour moi n'est pas la
question. Tout le défi de l'établissement de la
connaissance paysagère réside dans le fait que ce
paysage sauvage puisse exister pour vous maintenant et à
l'avenir.
Un premier texte à l'origine de cet article a été écrit pendant cette période intense. Il est le résultat concis d'une réalité double. D'une part la naissance d'un paysage spécifique lié au verglas et d'autre part la fixation de cette connaissance à des fins d'enseignement et de recherche.
Le verglas de janvier 1998 (5) permet d'identifier clairement la problématique de la constitution de la connaissance du paysage (6). Non pas d'un paysage passé, mais au contraire d'un paysage actuel, en cours de constitution.
La sauvagerie du paysage dans la tempête de glace de janvier
1998 dépasse certainement le seuil usuellement acceptable.
Pour mieux cerner les éléments qui nous permettent la
maîtrise d'un paysage sauvage, je m'appuierais sur mes
recherches de "l'information paysagère du
végétal". En particulier sur le cas du lynx de la
Côte des Neiges à Montréal.
Ces
recherches sont en cours de développement (7) et servent
de bases pour un cours au niveau de la maîtrise dans notre
école.
Le lynx de la Côte des Neiges est certainement un des éléments de réponse à nos interrogations sur la nature de la connaissance paysagère à générer.
Le paysage sauvage ainsi situé n'est pas suffisant pour définir la façon dont cette connaissance est élaborée. Pas plus qu'il n'est suffisant pour générer cette connaissance chez un partenaire ou un client.
Avant d'aller plus loin, voici quelques réflexions préalables sur la place et le rôle du paysage et de l'architecte paysagiste. Elles permettent de placer le contexte, le réseau de contraintes, de la démarche d'élaboration et de communication des connaissances paysagères.
L'observateur est impliqué dans le paysage par la
définition
même du terme (2).
Ayant travaillé fort pour comprendre le paysage, devenu
officiellement architecte paysagiste, j'étais prêt au
sortir de l'école, en compagnie de mes confrères de la
profession, à détenir le monopole de l'invention de la
connaissance en paysage.
La réalité professionnelle et la réalité
sociale me montrèrent très explicitement que je
n'étais pas le seul observateur des paysages. Que tout le
monde, y compris celui qui n'a jamais reçu la moindre
formation sur le sujet pouvait se retrouver à décrire
une réalité paysagère.
Le paysage est revendiqué par l'ensemble de la
société. Notre capacité spécifique est
ailleurs.
L'architecte paysagiste est un aménageur. Le projet
d'aménagement en paysage nécessite certainement des
connaissances spécifiques qui ne pourront être
élaborées que par les spécialistes de cette
profession.
Mais la situation n'est pas si simple.
La tentation de déborder de notre champs spécifique de
compétence est grande. Le travail multidisciplinaire n'est
possible que dans des structures importantes et très bien
organisées. La réalité des projets
d'architecture de paysage est souvent tout autre avec des
équipes restreintes et de l'imprévu à chaque
instant.
Cette capacité à répondre avec vivacité
à des situations très diverses fait d'ailleurs la
renommée de nos architectes paysagistes.
La multiplication des connaissances sur le paysage par les
diverses sciences abouti logiquement et immanquablement à des
contradictions.
Chaque chose peut devenir autre chose dès qu'elle est
placée dans son contexte. Hors contexte, un rameau de Betula
pendula (bouleau d'Europe) est rouge mais il deviendra noir en
contre-jour et blanc-rosé s'il est couvert de givre dans la
lumière de l'aube.
En essayant d'obtenir une réalité unique et non
contradictoire, on fait sortir chaque science de son domaine de
validité.
Chaque système cohérent d'observation produit une
nouvelle façon d'apprécier la réalité. La
façon de voir et la réalité tendent à se
confondre. Chacune de ces
"réalités"
(8) prise isolément devient alors très
relative.
En contre coup de la fonctionnalité, qui a pris trop de
place, nous cherchons à regagner la sensibilité perdue
tant dans les projets que dans l'enseignement.
Cette sensibilité n'a pas de logique, elle est le
résultat d'un apprentissage, d'une sensibilisation
individuelle de chaque observateur du paysage (y compris et en
premier lieu de nos professionnels).
La sensibilité est développée par la
confrontation lente et répétée au paysage en
compagnie de quelqu'un qui vous montre ce qui doit devenir
sensible.
Dans le processus de perception la part du cerveau est aussi importante que la part de l'il.
"L'herbe est verte" nous crie notre cerveau.
"Ce que tes yeux voient ne peut pas exister.
Si ce n'est pas vert ce n'est pas de l'herbe.
Si c'est de l'herbe il faut que cela soit vert."
Arriver à faire taire son cerveau (9) pour laisser ses yeux et ses mains capter la sensation de l'herbe n'est pas chose aisée. Le paysage devenu sensible n'est pas quantifié ni quantifiable, il commence simplement à exister (10).
Les études scientifiques accumulent des morceaux de
compréhension de la réalité. Les visites, le
travail de projets en atelier exercent la sensibilité.
Avec une efficacité reconnue, nous utilisons ces bribes
disparates de logiques diverses comme bases fondamentales pour
l'enseignement de nos futurs professionnels en architecture de
paysage.
Ce ne sera certainement plus suffisant dans un univers virtuel
sur-informé par internet et un univers concret
sur-matérialisé qui est son corollaire.
En effet, la logique et le sens, se placent de façon
privilégiée dans l'espace de l'information sans
contraintes matérielles qui pourrait les infirmer.
L'espace concret, déchargé de son sens qui le rend
prévisible, devient plus physique. Il nous confronte
directement aux aléas la réalité sans
l'évitement de ceux-ci par un filtre cognitif.
L'existence d'une cohérence dans un monde virtuel et
simultanément d'une autre dans un monde réel n'est pas
satisfaisante. Des confusions, des interférences dangereuses
entre les deux se produisent trop facilement.
La discordance entre la pensée, la vie émotionnelle et
le rapport au monde extérieur porte un nom médical:
schizophrénie. Lorsque cette schizophrénie devient
pénible, le besoin de cohérence des paysages augmente,
l'aménagement est proche d'être réalisé.
Dans cet accord à trouver entre la réalité et
l'individu, les sciences et les arts ont jusqu'à
présent joué un rôle important en proposant un
monde assez simple qu'il suffisait de rendre réel dans l'acte
d'aménagement. Cette simplicité des points de vue
disparaît dans la multiplicité des sciences et la
diffusion toujours plus rapide des courants artistiques par les
nouveaux médias.
La simple accumulation de morceaux connaissances diverses de plus en plus nombreux nous conduit à un système apparemment désordonné. Il y a donc urgence à maîtriser les simultanéités de paysages pour éviter leurs destructions mutuelles.
Proposition d'un processus auto-expansif
Ces éléments m'amènent à faire l'hypothèse que la constitution de la connaissance paysagère doit certainement quitter la forme linéaire à aboutissement certain des démonstrations usuelles pour satisfaire aux besoins de niveaux multiples d'appréciation du paysage.
La nouvelle forme proposée est composée d'images du
paysage à connaître et d'autre part de questions
correspondant à des points de vues cohérents,
facilement saisissables.
Cette forme doit être expérimentée autant de fois
que nécessaire pour s'auto-former. (Figure
3 Schéma pour la nouvelle proposition)
Répondre à l'une ou l'autre des questions est indispensable pour se placer par rapport à un système connu.
Le choix de la question à laquelle il faut répondre
ne dépend que de l'auditoire.
Cet éclairage particulier n'apportera pas la connaissance du
paysage mais la preuve qu'un type particulier de compréhension
peut prendre part au paysage.
Répondre à l'ensemble des questions produirait l'effet
de désagrégation de la connaissance que nous cherchons
à éviter.
Les indices et les équivalences sensibles du paysage mis en relief par les questions et accumulés au cours de ce processus récursif permettent la connaissance du paysage mais aussi rendent sa production possible dans un acte d'aménagement et donc sa ré-expérimentation ultérieure par l'observateur (11).
Texte et images à l'origine de cet article
(Figure 4 Paysages du verglas)
Petit verglas sur les ramures aux premiers rayons du soleil.Quelles branches? quelle glace? quel soleil?
Betula, Forsythia, Spiraea,
givre, glace, verglas,
soleil du matin ou du soir.Climatologie, botanique?
Deux journées de pluie verglaçante de suite. Le flou des petites brindilles scintillantes devient un graphisme épais qui se mouille et s'arrondit à la chaleur grise du jour.
Comment fixer cette connaissance si subtile sans la détruire dans un concept symbolique de base de donnée. La précision de cette connaissance est nécessaire à son utilisation ultérieure mais la diversité des petits matins brillants fera vite éclater l'enveloppe logique dans laquelle on voudrait les placer.
Comment ne pas fixer cette connaissance si elle est à la base d'une des multiples beautés du pays, sa beauté sauvage.
De ce sauvage qui se laisse apercevoir en compagnie d'une personne initiée.
Des traces, un contexte favorable et puis attendre et patienter encore pour enfin profiter de minutes éternelles.
La beauté sauvage du paysage relève-t-elle de la criminologie, de l'écologie ou de la science de la patience?
Voir, revoir et revenir encore pour peut-être s'apprivoiser.
La pluie verglaçante a continué de tomber, invraisemblable, démesurée, sauvage. De cette sauvagerie qui vous arrête, figé dans la peur d'être dévoré, broyé.
Esthétique du sublime ou contrôle social d'une panique statistiquement probable?
Les arbres cassent, les branches tombent, les troncs brisent sous le poids de la glace accumulée.
Quels arbres? Acer, Tilia, antennes de télévision, pylônes électriques.
La nuit des nuages jaunes est morte. La nuit est redevenue sauvage à faire briller les étoiles, les arbres se taisent enfin et la lumière de lune transperce les manchons boudinés et glacés de chaque herbe.
Quelles herbes? la hampe florale desséchée d'un Hosta, la tête ronde d'un Sedum spectabile. Deux millimètres de tige et dix centimètres de glace lui servent de compagnon. (Figure 5 Manchons de glace accompagnant chaque brindille)
Audiologie, optique, génie physique?
Comment apprécie-t-on la beauté du paysage sauvage quand sa sauvagerie a détruit le pays? sociologie, éthologie, écologie?
Toutes ces connaissances scientifiques sont-elles nécessaires et suffisantes pour constituer les bases avec lesquelles nous inventerons notre paysage sauvage sans nous priver de notre pays.
Un pays au minimum viable mais aussi confortable avec électricité et eau chaude à tous les étages?
Il a neigé à gros flocons toute la nuit, sans vent. La neige tombe encore, la visibilité est restreinte.
Le lynx, biologiquement disparu de la région Montréalaise, pointe son nez sur un lambeau d'écorce relevée au centre de la fourche faite par deux grosses branches d'un Acer saccharinum de la Côte-des-neiges.
(Figure 6 Le lynx de la Côte des Neiges)Le paysage sauvage est là, visible aux initiés, parfaitement sécuritaire, sans nuire aux rares lynx vivant au pays.
Le jardin, n'est-il pas la façon la plus efficace et rigoureuse pour constituer cette connaissance?